Commentaires de décisions et arrêtsLes conditions de mise en œuvre du critère du vendeur privé : l’arrêt SJB du 30 juin 2015.

21 août 2018

Par François GAGNAIRE, Consultant Aides d’Etat Conseil

Les faits :

En 2004, la Commune de Leidschendam-Voorburg près de La Haye aux Pays Bas décide de réaménager une grande partie (environ 20 hectares) de son centre-ville dont notamment la Damplein sur laquelle porte l’affaire. Pour ce faire, 280 logements seraient détruits, les espaces et infrastructures publiques rénovés. Un centre commercial de 3000 m2 serait construit avec en sous-sol un parking de deux étages. Le projet devait se réaliser en deux phases : une phase d’exploitation foncière et une phase de construction.

La Commune conclut pour l’ensemble du projet un accord de coopération avec les promoteurs engagés. Elle signe également, pour réaliser la phase d’exploitation foncière de Damplein, un partenariat public privé (ci-après PPP) avec le promoteur SJB. Les deux partenaires sont associés à 50/50 dans la société en nom collectif créée à cette fin.

Outre la viabilisation du terrain, faisaient également partie de la phase d’exploitation foncière la construction, l’exploitation temporaire et la revente de la partie publique du parking souterrain. À cet effet, le PPP convenu avec SJB prévoyait que ce dernier bâtirait le parking public souterrain qui était considéré comme intrinsèquement lié à la partie privée du parking. En contrepartie, SJB recevrait du PPP un montant maximal d’environ 4,6 millions d’euros (prix au 1er janvier 2003). La construction de la partie privée du parking devait être financée par SJB lui-même. Le PPP avait l’intention de vendre la totalité du parking à un tiers et le produit de cette vente lui serait revenu, pour ensuite le répartir entre la commune et SJB.

Le prix du terrain de la partie du projet correspondant à la Damplein que le PPP a vendu à SJB a été fixé à au moins 7,2 millions d’euros (prix au 1er janvier 2003) à indexer annuellement au taux de 2,5 % jusqu’à parfait paiement. Le PPP devait également bénéficier du paiement d’une redevance foncière due par les promoteurs sur la construction des nouveaux logements (soit environ 2M€ dus par SJB plus un taux d’intérêt légal de 2,5%)

La seconde phase (construction) devait être réalisée par des promoteurs privés dont SJB. La commune n’était donc pas impliquée dans la phase de construction du projet et elle n’assumait aucun risque lié à la vente des unités d’habitation et des espaces commerciaux.

L’accord de coopération de 2004 prévoyait que les travaux de construction débuteraient lorsque les terrains seraient viabilisés et que les permis de construire nécessaires seraient délivrés. En ce qui concerne la construction des logements du secteur libre, les promoteurs privés pouvaient toutefois reporter les travaux de construction jusqu’à ce que 70 % desdits logements, combinés ou non aux logements sociaux, correspondant aux parties spécifiques concernées aient été prévendus (ci-après la « clause des 70 % »).

Aux termes de l’accord de coopération de 2004 et de ceux de l’accord relatif au projet SJB, SJB construirait sur la Damplein de nombreux logements et un espace commercial ainsi que le parking souterrain, avec, outre une partie privée, une partie publique. Tant les espaces commerciaux que les unités d’habitation seraient bâtis au-dessus du parking souterrain.

Les travaux sur la Damplein devaient initialement débuter en novembre 2005 mais, suite à de nombreux recours, les permis de construire n’ont été délivrés qu’en novembre 2008. De plus, SJB n’avait pas encore prévendu 70% des appartements et ces préventes ont été annulées du fait de l’obtention tardive des permis. Entre-temps avait éclaté la crise financière qui a durement touché notamment le marché immobilier néerlandais. Fin 2008, les parties contractantes ont décidé d’entamer des négociations en vue de modifier l’accord de coopération de 2004.

Après avoir confié à un expert indépendant la mission d’évaluer si le nouveau prix proposé par SJB était conforme au marché, la commune a approuvé la décision du PPP accordant à SJB une réduction du prix dont ce dernier était redevable pour le terrain concerné, ainsi qu’une renonciation au paiement des redevances dues. Cet accord a été formalisé dans un accord conclu le 1er mars 2010 entre la commune, le PPP et SJB (ci-après l’« accord complémentaire de 2010 »).

De cet accord 2010 découle une modification des conditions financière du contrat a priori plus favorable pour SJB. Le tableau suivant résume la teneur de cet avantage supposé.

Accord de coopération de 2004 Accord complémentaire de 2010 Réduction
Prix au 1. 1. 2003 Prix au 1. 1. 2010 Prix au 1. 1. 2010 Prix au 1. 1. 2010
Prix du terrain 7 253 793 EUR 8 622 480 EUR 4 000 000 EUR 4 622 480 EUR
Redevance pour l’exploitation foncière 1 077 941 EUR 1 281 333 EUR 0 1 281 333 EUR
Redevance pour la qualité 856 667 EUR 1 018 308 EUR 0 1 018 308 EUR
Total 9 188 401 EUR 10 922 121 EUR 4 000 000 EUR 6 922 121 EUR

Le contentieux :

La Commission, dans sa décision du 23 janvier 2013, part du principe que la Commune qui détient 50% des parts du PPP dont les décisions sont prises à l’unanimité, est bien à l’origine de cette évolution du contrat qui a donc bien une origine étatique. Selon la Commission toujours, si la commune n’avait pas consenti à cette mesure, le risque financier auquel elle était exposée du fait de sa participation au PPP aurait été proportionnellement moins grand. Elle en a conclu que la mesure en cause constituait donc une perte de ressources publiques et in fine une aide incompatible.

conditions-mise-en-oeuvre-critere-vendeur-prive-aides-d-etat-arret-sjb-30-juin-2015

La Commune et le promoteur demandent l’annulation de cette décision. Le Tribunal rend son arrêt le 30 juin 2015.

La Commune considère qu’il n’y a pas d’aide dans la mesure où son comportement a bien été celui d’un investisseur privé. Elle met en avant le fait que la Commission n’a pas tenu compte d’un ensemble d’éléments factuels défavorables. Ainsi, la construction du parking était liée à celle des appartements et donc à la clause de 70% des préventes. De même, la Commission aurait aussi fait abstraction du fait, qu’en cas de renonciation ou de retard supplémentaire sur le projet Damplain, c’est l’ensemble du projet de réaménagement qui aurait été compromis et qui aurait généré d’importants coûts de non réalisation. Enfin, les avantages concédés l’auraient également été en contrepartie de l’abandon de la clause de 70% forçant SJB à procéder sans délai aux constructions prévues (voir le point 94 de l’arrêt).

La Commission fait valoir, principalement, que la commune souhaitait la réalisation sans délai supplémentaire du projet Damplein. En prenant la mesure en cause, celle aurait alors agi non pas en tant qu’investisseur privé, mais en tant qu’autorité publique concédant des avantages indus (voir le point 109 de l’arrêt).

Le Tribunal, après avoir démontré que la mesure avait bien une origine étatique et que l’utilisation du critère de l’investisseur privé (versus vendeur privé) était bien pertinente en l’espèce se penche sur l’analyse de la Commission au regard des circonstances précitées.

Sur le fait que la Commune aurait agi en acteur public souhaitant un aménagement rapide de la zone et non en investisseur privé, le Tribunal rappelle que : « l’article 107, paragraphe 1, TFUE n’établit toutefois pas de distinction selon les causes ou les objectifs des interventions étatiques, mais définit celles-ci en fonction de leurs effets, à savoir l’éventualité d’une distorsion de la concurrence (…) À cet égard (..)  la Commission a, à bon droit, appliqué le critère de l’investisseur privé dans le cas d’espèce.

Or, pour déterminer si la même mesure aurait été adoptée dans les conditions normales du marché par un investisseur privé se trouvant dans une situation la plus proche possible de celle de la commune, seuls les bénéfices et obligations liés à la situation de cette dernière en qualité d’investisseur, à l’exclusion de ceux qui sont liés à sa qualité de puissance publique, étaient à prendre en compte par la Commission (arrêt du 15 décembre 2009, EDF/Commission).

Ainsi, en appliquant en l’espèce le critère de l’investisseur privé, la Commission aurait dû prendre en considération l’intérêt purement économique et financier, et non l’intérêt social, de la commune à exécuter les travaux en cause rapidement, à savoir l’intérêt consistant à limiter les coûts de son financement et à percevoir les montants issus de la vente du terrain et du parking souterrain (points 111 à 113 de l’arrêt).

Le Tribunal confirme ici sa jurisprudence EDF qui veut que même si l’Etat agit visiblement en tant que pouvoir public, seuls importent les effets de l’aide supposée. Afin de déterminer ces effets, la Commission doit déterminer si un investisseur privé placé dans une situation identique aurait concédé le même avantage. Cette analyse se doit de prendre en compte les facteurs juridiques et économiques de l’opération et non ses aspects sociaux.

Pour ce qui est des aspects juridique et économiques de l’analyse, le Tribunal constate (point 107) qu’ : « En affirmant, au considérant 74 de la décision attaquée, qu’il était « improbable qu’un investisseur privé dans des conditions de concurrence normales aurait décidé d’assumer le risque – qu’il ne supportait pas préalablement – d’un marché du logement en récession, en consentant à une réduction du prix initialement convenu pour le terrain et à la renonciation aux redevances, sans un avantage financier tangible plus grand que les pertes qu’il subit en raison de sa décision », la Commission ne prend pas en compte le fait que la phase de l’exploitation foncière, dans le cadre de laquelle la commune supportait 50 % des coûts et des risques, n’était pas encore achevée ».

Le Tribunal poursuit son analyse en démontrant que la Commission eu égard aux liens juridiques complexes entre les différentes phases de la construction et eu égard à l’imprécision de la clause des 70% aurait dû étayer sa démonstration sur plusieurs points et ne pas se contenter de les mettre en avant.

« (..) Pendant la procédure administrative ainsi que lors de la présente procédure, les requérants ont fait valoir à cet égard que, en raison du lien architectural existant entre le parking, les espaces commerciaux et les logements situés au-dessus, ainsi que d’un permis de construire unique pour tout le projet Damplein, une construction séparée du parking et des espaces commerciaux sans les logements prévus n’était pas possible (..) (point 116)

« Dans ses écritures, la Commission fait valoir que, même s’il faut admettre qu’il était impossible de réaliser le parking et les espaces commerciaux de manière distincte, cela signifie seulement que l’intention des parties, telle qu’elle est établie dans l’accord de coopération de 2004, ne peut être réalisée, et que ce serait au juge d’interpréter cette clause soit en faveur de SJB, soit en faveur de la commune, voire d’adopter une solution intermédiaire. Dans ces conditions, la Commission ne verrait a priori aucune raison de préférer l’interprétation favorable à SJB ».  

« Cependant, la décision attaquée ne laisse pas apparaître une quelconque analyse par la Commission de la portée de la clause des 70 % quant aux autres volets du projet, en prenant en considération l’ensemble des faits et des accords conclus entre les parties. D’une part, en rappelant que cette clause était limitée aux habitations du secteur libre et ne concernait pas la construction des espaces commerciaux et du parking souterrain, elle a considéré qu’il était probable qu’un investisseur privé aurait exigé de SJB qu’il satisfasse à ses obligations contractuelles, et ce tant en ce qui concerne la construction du parking souterrain que des espaces commerciaux. D’autre part, en réponse à l’allégation de SJB quant aux liens techniques des différents volets du projet, elle s’est prononcée uniquement en termes de prise en charge du risque de la construction et aucunement en termes d’applicabilité de la clause des 70 % dans ce cadre ».

« En toute hypothèse, il y a lieu de considérer que, dans un tel contexte, la Commission ne pouvait pas valablement parvenir à la conclusion selon laquelle il était « dès lors improbable qu’un investisseur privé dans des conditions de concurrence normales aurait consenti [à la] mesure[ en cause], comme la commune l’a fait, sans envisager d’abord d’autres options commercialement plus intéressantes, comme la résiliation de l’accord de coopération de 2004, et sans réclamer à SJB des dommages-intérêts pour le retard et lancer un appel d’offres » et que « les autorités néerlandaises n’[avaient] pas démontré que le PPP avait examiné ses options d’une telle manière » (point 121 à 123)

« Or, il ne ressort pas de la décision attaquée que la Commission ait pris en considération les éléments mentionnés ci-dessus dans le cadre de son examen. Par ailleurs, il convient de constater que l’analyse des coûts directs et indirects résultant de la non-exécution du projet de la Damplein, tels qu’allégués par les autorités néerlandaises, a été effectuée uniquement à titre subsidiaire et de manière isolée et que, comme telle, elle ne permet pas à la Commission de parvenir à une conclusion valable quant à la rationalité économique du comportement de la commune en l’espèce ». (Point 126)

« Toutefois, force est d’observer que, en toute hypothèse, la Commission ne pouvait pas valablement considérer que l’option de la résiliation, combinée à un nouvel appel d’offres, aurait été « commercialement plus intéressante » pour la commune sans avoir au préalable établi la valeur marchande du terrain concerné au moment de la signature de l’accord complémentaire de 2010. Or, ainsi qu’il ressort des points 78 à 82 ci-dessus, la Commission n’a pas établi cette valeur dans la décision attaquée ». (Point 128)

« Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de considérer que, en ne prenant pas en compte tous les éléments pertinents de la mesure en cause et de son contexte, la Commission n’a pas pu valablement analyser si SJB aurait pu obtenir le même avantage dans les conditions normales du marché. Or, une analyse complète de ces éléments aurait pu conduire à une conclusion différente quant à la qualification de la mesure en cause en tant qu’aide d’État ». (Point 131)

Texte de l’arrêt :

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