Par François Gagnaire, consultant Aides d’Etat Conseil.
RÉSUMÉ : Lorsqu’une décision de la Commission autorise une aide à la restructuration d’une entreprise en contrepartie notamment de cessions d’actifs, les Etats doivent s’en tenir à ces cessions. Ils ne sont plus autorisés à accorder d’autres aides et ne peuvent, a fortiori, en aucun cas appliquer à ces aides additionnelles le critère de l’opérateur privé où l’un de ses dérivés (scénario contrefactuel) En effet, les Etats n’ont alors plus aucune marge de manœuvre pour exécuter la décision de la Commission qui peut leur imposer des contreparties allant à l’encontre de leurs intérêts d’actionnaires privés. Dans ce contexte, l’Etat n’agit plus en tant qu’actionnaire disposant de marges de manœuvre mais en tant que puissance publique appliquant une décision de justice. L’Etat n’a alors plus les moyens d’utiliser ses expositions antérieures condamnées comme base à la projection ou référentiel à l’octroi de nouvelles aides ou d’aides additionnelles (analyse contrefactuelle de type 1 ou 2). |
Les faits :
En 2001, la Commission rend une décision autorisant l’Etat à verser à la Sernam (société de messagerie et de transport express de colis et palettes) alors détenue à 100% par la SNCF, elle-même propriété de l’Etat, une aide à la restructuration d’un montant de 503 millions (« décision Sernam 1 »).
Constatant que les conditions de sa première décision n’avaient pas été respectées et qu’une nouvelle aide de 41 millions avait été accordée, la Commission adopte en 2004 une seconde décision (« Sernam 2 ») dans laquelle elle impose la récupération de l’aide de 41 millions d’euros et confirme, tout en imposant de nouvelles conditions de compatibilité, l’aide de 503 millions approuvée par la décision « Sernam 1 ».
La décision « Sernam 2 » offrait alors deux options à la Sernam. Elle devait soit se retirer définitivement du marché du transport routier et conserver son activité de fret ferroviaire, soit vendre ses actifs en bloc avant le 30 juin 2005, au prix du marché, à une société sans lien avec la SNCF et ce, par le biais d’une procédure de marché ouverte et transparente.
Décision Sernam 2 :
« Article premier
- L’aide d’État en faveur de la société Sernam, approuvée en mai 2001, à hauteur du montant de 503 millions EUR, est compatible avec le marché commun aux conditions prévues aux articles 3 et 4.
- L’aide d’État mise à exécution par la [République française] en faveur de la société Sernam, pour un montant de 41 millions EUR est incompatible avec le marché commun.
Article 2
- La [République française] prend toutes les mesures nécessaires pour récupérer, auprès de son bénéficiaire, l’aide visée à l’article 1er, paragraphe 2, et déjà illégalement mise à sa disposition.
- (..).
Article 3
- Sous réserve du paragraphe 2, les conditions suivantes devront être respectées :
a) | Sernam ne pourra développer que ses activités d’acheminement de messagerie par voie ferroviaire suivant le concept du Train bloc express (« TBE »). À cet égard, la SNCF garantit d’offrir à tout autre opérateur qui en fait la demande les mêmes conditions que celles accordées à Sernam pour le développement de transport ferroviaire de fret « TBE ». |
b) | En revanche, Sernam devra, au cours des deux prochaines années à compter de la date de notification de la présente décision, remplacer intégralement ses moyens propres et services de transport routier par des moyens et services de transport routier d’une ou de plusieurs entreprises juridiquement et économiquement indépendantes de la SNCF et choisies selon une procédure ouverte, transparente et non discriminatoire. (…) |
- Dans le cas où Sernam vend ses actifs en bloc, d’ici au 30 juin 2005, au prix du marché, à une société n’ayant pas de lien juridique avec la SNCF, moyennant une procédure transparente et ouverte, les conditions du paragraphe 1 ne s’appliquent pas.
La décision de la Commission est conforme aux lignes directrices sur les aides aux entreprises en difficulté (version 2004 au JOCE n° C244 du 1/10/2004) et notamment à leur paragraphe 40 qui disposait alors que : « Les contreparties (à l’aide accordée/ ajouté par nous) doivent être en proportion des effets de distorsion causés par l’aide, et notamment de la taille et du poids relatif de l’entreprise sur son ou les marchés sur lesquels elle opère. Elles devraient porter, en particulier, sur le ou les marchés sur lesquels l’entreprise détiendra une position importante après la restructuration. (..) La réduction doit faire partie intégrante de la restructuration telle qu’établie dans le plan de restructuration. (..) Les radiations comptables et la fermeture d’activités déficitaires qui seraient en tout état de cause nécessaires pour rétablir la viabilité ne seront pas considérées comme une réduction de la capacité ou de la présence sur le marché aux fins de l’appréciation des contreparties. Cette appréciation tiendra compte de toute aide au sauvetage accordée précédemment ». Ces lignes directrices comportent bien entendu d’autres conditions comme la non récurrence des aides à la restructuration.
Suite à cette seconde décision, la Commission est saisie de nouvelles plaintes l’obligeant à rouvrir sa procédure et à rendre une troisième décision. Elle estime dans cette troisième décision que les autorités françaises ayant confirmé que les conditions énoncées à l’article 3, paragraphe 1, de la décision Sernam 2 n’avaient pas été respectées, elle pouvait se limiter à vérifier si la République française avait respecté les conditions posées à l’article 3, paragraphe 2, de la même décision.
Elle constate alors que nombre des conditions posées par sa décision n’ont pas été respectées. 1/ La transmission des activités n’a pas été réalisée avant le 30 juin 2005 2/ Le prix négatif de cession ne faisait pas de l’opération une vente mais la transmission en bloc de l’intégralité (actifs et passifs) de Sernam vers une filiale 3/La recapitalisation de 57 millions constituait une aide additionnelle non autorisée.
La Commission en conclut que la France n’a pas respecté son engagement de vendre les actifs en bloc (seconde option offerte la décision « Sernam 2 »), que l’aide de 41 millions n’a pas été récupérée et que de nouvelles aides additionnelles ont été allouées (57 millions d’aides à la recapitalisation et 38,5 millions d’abandon de créances). Elle demande donc le remboursement intégral des aides en y incluant les 503 millions initialement approuvés et invoque la mise en œuvre abusive de l’autorisation initiale d’aide à la restructuration.
L’Etat et la SNCF intentent un recours contre cette troisième décision (AFF T-242/12 du 17 décembre 2015).
Arguments
La France considère d’une part qu’elle a correctement appliqué l’option vente des actifs en bloc (option 2 de la décision « Sernam 2 ») et d’autre part, que les aides additionnelles accompagnant l’opération répondent parfaitement au critère du vendeur privé et ne sont donc pas des aides mais des mesures qu’aurait prises un opérateur privé désireux de vendre la Sernam en difficulté.
La Commission considère pour sa part que la vente des actifs en bloc en tant que mesure compensatoire à l’aide à la restructuration n’a pas été respectée de même que la condition de non poursuite de l’activité (continuité économique) par une entité distincte de la SNCF. Le non respect de la condition de vente des actifs en bloc ne permettrait ainsi pas aux requérant d’invoquer pour les aides additionnelles l’application du critère de l’investisseur privé et ce, même si la France et la Sernam avancent des arguments tendant à prouver que ces aides étaient moins coûteuses pour le vendeur qu’une liquidation pure et simple de l’entreprise.
L’article 3, paragraphe 2, de la décision Sernam 2 sur la vente d’actifs équivalait aux mesures compensatoires imposées par l’article 3, paragraphe 1, et que, d’après le paragraphe 40 des lignes directrices sur le sauvetage et la restructuration, la cession d’une activité déficitaire ne pouvait pas être considérée comme une mesure compensatoire. La Commission a relevé que le prix négatif agréé entre la requérante et la Financière Sernam montrait qu’il s’agissait de la cession d’une activité déficitaire, insusceptible d’être qualifiée de mesure compensatoire. La Commission en déduit que le prix négatif correspondait à une aide opérationnelle à l’entreprise inapte, par nature, à réduire les distorsions de concurrence générées par l’aide à la restructuration. La vente en bloc des actifs et des passifs de l’entreprise contrairement à la vente de ses seuls actifs permet avec des aides additionnelles de reconstituer la société sans accorder à la concurrence de contrepartie par retrait d’activités du marché (en l’occurrence le fret routier).
Les enjeux sont clairs. Il s’agit pour la France de faire reconnaître que le critère de l’investisseur privé pouvait trouver à s’appliquer en l’espèce et que les mesures additionnelles prises ne seraient pas des aides d’Etat (scénario contrefactuel de type 2). Dans cette hypothèse, l’application de la décision Sernam 2 ne serait pas abusive et l’aide initiale à la restructuration toujours compatible selon les termes de la décision Sernam 1.
La France ajoute à son argumentaire que, dans le contexte d’une entreprise publique cédant tout ou partie des actifs de l’une de ses filiales en application d’une décision de la Commission (en l’occurrence en contrepartie à une aide à la restructuration), l’Etat agit en sa qualité d’actionnaire et qu’il peut donc invoquer le critère du vendeur privé. Ce second argument découle directement de l’interprétation extensive de l’Etat agissant en tant qu’actionnaire privé introduite par l’arrêt EDF du 5 juin 2012 (AFF C-124/10P).
Position du tribunal :
Selon la Commission, il s’agit de démontrer qu’il y a bien eu vente en bloc de la Sernam selon des modalités non conformes à la décision Sernam 2 (article 3§2) et donc, que la question des aides postérieures n’est pas liée au comportement d’un vendeur privé mais au non respect d’une décision préalable relative à l’aide à la restructuration de l’entreprise. Non respect entraînant l’incompatibilité de l’aide à la restructuration initiale pour application abusive d’une autorisation d’aide.
Le Tribunal va abonder dans le sens de la Commission :
L’article 40 des lignes directrices précitées ne permet pas d’assimiler la vente d’une activité déficitaire à une mesure compensatoire à l’aide à la restructuration. Or, l’article 3§2 de la décision Sernam 2 équivaut à la mise en œuvre d’une des deux conditions alternatives de compatibilité de l’aide à la restructuration imposées à l’article 3 de la décision Sernam 2, au titre des mesures de prévention des distorsions de concurrence créées par l’aide à la restructuration et afin d’offrir des contreparties spécifiques aux concurrents. Le point consacré à la motivation des conditions de l’article 3 de la décision Sernam 2 est ainsi intitulé « Prévention de distorsions de concurrence – contreparties spécifiques ». Par le fait, la vente en bloc des actifs et passifs de l’entreprise n’est pas équivalent à une mesure compensatoire de l’article 40 des lignes directrices.
La vente en bloc (actifs et passifs de l’entreprise) à un prix négatif ne pouvant s’assimiler à une mesure compensatoire au titre de l’article 40 des lignes directrices précitées, les conditions de la décision Sernam 2 n’ont pas été respectées.
« L’article 3, paragraphe 2, de la décision Sernam 2 est une alternative équivalente aux conditions du paragraphe 1 du même article, puisque ces dernières s’appliquent « [s]ous réserve du paragraphe 2 » (..) la libération des parts de marché de Sernam au profit de l’acquéreur indépendant, à travers la vente des actifs en bloc de Sernam à un prix de marché moyennant une procédure transparente et ouverte, vise le même objectif compensatoire des distorsions de concurrence que le retrait du marché surcapacitaire routier. En effet, dans cette hypothèse, il aura été mis fin complètement à l’activité subventionnée de Sernam » (point 296 de l’arrêt)
« Partant, c’est à tort que la requérante fait valoir que, en l’espèce, la vente de l’ensemble des actifs de Sernam en bloc à un même acquéreur ne peut pas être considérée comme un équivalent des mesures de recentrage sur l’activité de TBE et de désengagement des activités de transport routier » (Idem point 297)
« Troisièmement, la requérante considère que, si la Commission avait conçu la vente des actifs en bloc de Sernam comme un équivalent des mesures compensatoires imposées par l’article 3, paragraphe 1, de la décision Sernam 2, elle aurait dû préciser dans ladite décision qu’une cession à prix négatif n’était pas envisageable, dans la mesure où elle avait une parfaite connaissance de la situation financière de Sernam et aurait dû s’attendre à une telle éventualité » (idem point 300)
« Cet argument doit également être rejeté. Dans la mesure où la condition relative à la vente des actifs en bloc excluait les passifs, l’éventualité d’obtenir un prix négatif en l’espèce était exclue par définition, ainsi que cela ressort des points 154 à 158 ci-dessus » (idem point 301)
Le tribunal va également écarter le second argument de la France tendant à considérer que lorsqu’une entreprise publique décide de vendre l’une de ses filiales ou tout ou partie de ses actifs en application d’une décision de la Commission, cette entreprise publique, et le cas échéant, à travers elle, l’État, agit en sa qualité d’actionnaire et que les mesures litigieuses d’accompagnement constitueraient un investissement comparable à celui d’un investisseur privé.
Le tribunal répond comme suit à cet argument :
« En l’espèce, force est de constater que, contrairement à ce qu’avancent la requérante et la République française, la vente des actifs en bloc de Sernam en application de l’article 3, paragraphe 2, de la décision Sernam 2 n’était pas une décision qu’un investisseur privé aurait été amené à prendre dans des conditions « normales » de marché, avec une perspective de maximisation de profit ou de minimisation des pertes conforme à la rationalité économique.
En effet, la logique sous-jacente des mesures compensatoires édictées à l’article 3 de la décision Sernam 2 visait à prévenir toute distorsion excessive de concurrence induite par l’octroi de l’aide à la restructuration déclarée compatible sous conditions par la décision Sernam 2.
Ces mesures compensatoires pouvaient, dès lors, contraindre tant le bénéficiaire de l’aide que son actionnaire à une solution non optimale d’un point de vue de pure rentabilité financière, ce qu’un investisseur privé dans une situation dite « normale » de marché n’envisagerait pas » (points 305, 306 et 307 de l’arrêt).
In fine et de façon très synthétique, on peut conclure de cet arrêt que le critère de l’investisseur privé en économie de marché et les scénarios contrefactuels de type 1 ou 2 qui pourraient éventuellement l’accompagner doivent être écartés dans le contexte des entreprises en difficulté ayant fait l’objet d’un accord de restructuration conditionné de la part de la Commission. L’Etat n’agit plus alors en tant qu’opérateur privé en économie de marché mais en tant que puissance publique contrainte de respecter une décision juridique et ce, que cette dernière aille ou non dans le sens de ses intérêts.
La Cour de justice confirmera, dans le pourvoi du 7 mars 2018 (AFF C-127/16P du 7 mars 2018) ( (lien hypertexte), cette limite à l’utilisation du critère de l’investisseur privé (voir les points 148 à 164 de l’arrêt)